Splendeurs et misères du wording de bureau
19 novembre 2018
Qui n’a jamais ricané sous cape devant un discours truffé de « conf call », « corporate » et autres « force de proposition » ? La novlangue du monde de l’entreprise peut amuser, voire dérouter par ses codes sibyllins et ses anglicismes à la pelle. Pourtant, comme tout jargon, le langage de bureau contemporain vient remplir de nombreuses fonctions (outre celle de pouvoir frimer grâce à sa maîtrise du wording) : faciliter et accélérer les communications, signifier l’appartenance à un même univers…
Petit lexique des termes les plus fréquents et de ceux à éviter.
Les plus courants
Certains grands classiques revêtent tout le charme d’un véritable langage codé d’amoureux.
Agile : Très populaire dans le secteur des ressources humaines et du management, l’adjectif « agile » ne vient pas saluer des performances physiques mais qualifier la propension d’un individu ou d’une entreprise à la souplesse, la réactivité et l’adaptation. Une qualité si recherchée qu’elle méritait bien un terme spécifique.
Asap : On ne présente plus le fameux asap ! Abréviation de l’anglais as soon as possible, il vise à exprimer l’urgence d’une demande à son interlocuteur, tout en évitant de gaspiller toute la salive ou l’encre nécessaires à formuler « aussitôt que possible ».
From scratch : Les amateurs de recettes anglo-saxonnes (how to make lasagna from scratch) auront deviné que cet emprunt direct à l’anglais désigne l’action de commencer ou de reprendre un projet dans son intégralité et depuis le point de départ. Moins décourageant que le français « (re)partir de zéro » et moins élitiste que le latin ex nihilo, peut-être ?
Kick-off : Littéralement « coup d’envoi », un kick-off désigne le lancement (et accessoirement la célébration) d’un nouveau projet. Par extension, un kick-off est souvent utilisé pour appeler une réunion ou un séminaire de lancement.
MVP : Attention, celui-ci est un peu plus technique. D’après le site Définitions marketing, MVP est un acronyme de l’anglais Minimum Viable Product (produit viable minimum) et désigne « un processus d’innovation et de développement […] qui consiste à privilégier la vitesse de mise sur le marché en sacrifiant certaines fonctionnalités ou performances considérées comme non indispensables ». On admettra que pour le coup, le latin offre peu d’alternatives lexicales.
One-to-one / 121 / oto : Ce terme de marketing très usité réunit tous les critères du bon jargon de bureau : direct, concis, anglais, absolument superflu et parfaitement indispensable. Il s’agit d’un rendez-vous, un « point » entre deux personnes.
Prendre le lead : Facile à saisir, cette expression franglaise par excellence peut laisser perplexe ; pourquoi ne tout simplement pas dire « prendre les commandes » ou « prendre en charge » un projet ? Par économie de syllabes encore une fois ou, comme le souligne la rédaction de Challenges.fr, parce que « les termes anglais font plus facilement passer les pilules, c’est bien connu ».
Donner le go : Autre expression délicieusement franglaise, « donner le go » signifie tout simplement donner son accord ou son feu vert, avec ce je-ne-sais-quoi de dynamisme à l’américaine en plus. Enfin, sauf aux yeux sévères de l’Académie française, pour laquelle cet « étrange mélange d’anglais et de français » n’est correct « dans aucune de ces deux langues. »
Ceux à éviter
Le wording corporate a lui aussi ses modes et ses tendances. Attention à ne pas abuser de certains termes trop utilisés, galvaudés ou juste pénibles, sous peine de les rendre crispants.
Disruptif : Souvent employé dans l’expression « on veut quelque chose de disruptif » ou encore « c’est disruptif ! », le terme (employé au champ lexical de l’électricité) désigne dans le milieu de l’entreprise une innovation particulièrement subversive et réussie, associée à une rupture de l’ordre des choses. Mais, comme le souligne Quentin Périnel à juste titre, « la disruption permanente a tué la disruption: à force de vouloir rendre disruptif tout et n’importe quoi, le terme est devenu à la fois ridicule et insupportable ».
Ubérisation : Ah, l’ubérisation, en voilà un concept disruptif justement ! Ce néologisme est tiré, nous explique l’AFP pour L’Express L’Entreprise, « du nom de la plateforme en ligne Uber de service de voiture avec chauffeur » et désigne par extension un « modèle économique désintermédié », mettant en relation clients et offrants, qui fait trembler l’économie traditionnelle. » Astucieux à l’époque, ce terme commence toutefois à sentir le réchauffé à mesure que les ubérisations se banalisent.
Buzz : Dans le même ordre d’idée, la star du marketing « buzz » (exemple : « L’objectif c’est de faire un peu de buzz ») est en passe de devenir vocabulum non gratum pour cause d’usage excessif du mot ET du concept. « Véritable phénomène de la génération internet » et hérité de la culture américaine selon laquelle il faut « faire de l’effet par tous les moyens », d’après Julie Neveux interviewée par le Huffington Post, faire le buzz signifie faire sensation ou avoir du succès, d’une façon généralement aussi intense que brève.
Bankable : Très populaire il y a quelques années, bankable réussit un triple combo : anglicisme, équivalent en français (« rentable » ou même le méconnu « bancable »), et associé à un état d’esprit plutôt désagréable -surtout lorsqu’employé à propos d’êtres humains.
Incentiver : Petit nouveau dans le jargon, « incentiver » n’est pas encore tombé en désuétude. Raison de plus pour devancer l’air du temps et tuer son usage dans l’œuf. Remplaçant des verbes (pourtant parfaitement fonctionnels) inciter, stimuler ou motiver, ce mot créé à partir de l’anglais représente le paroxysme du snobisme lexical en entreprise : « comme tous les mots forgés à partir de l’anglo-saxon, il fait efficace et pro », remarque Alexandre des Isnards, auteur du Dictionnaire du nouveau français (Ed. Allary).
Briefer, débriefer : Incontournables de la vie de bureau, le verbe briefer et son corollaire débriefer ont remplacé des expressions parfaitement équivalentes et beaucoup plus précises- comme « faire le point » ou « faire un bilan ». Non seulement ils ont perdu le lustre de la nouveauté, mais en plus « il existe en français un grand nombre de verbes et d’expressions qui permettent de se passer aisément de ces anglicismes », rappelle l’Académie française.
Force de proposition : Autre expression ternie par un usage intempestif, le qualificatif « force de proposition » (qui désigne un collaborateur fiable et plein d’initiative) revêt à force un caractère oppressant, observe Quentin Périnel du Figaro. « En entreprise, il «faut» être force de proposition. Nous y sommes justement contraints et forcés. »
« Je suis sous l’eau. » : Peut signifier « Je n’ai pas de temps pour toi » « ou « regarde comme je travaille », cette expression est souvent utilisée pour valoriser son importante implication dans les projets de l’entreprise.
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